Article de Alexandra Schwartzbrod, envoyée spéciale de Libération en Guadeloupe
Gary Victor vit à Port-au-Prince, Makenzy Orcel à Paris, mais les deux écrivains haïtiens ont pu se croiser en novembre en Guadeloupe où se tenait le festival Ecritures des Amériques. Leurs derniers romans, Masi (Mémoire d’encrier) pour le premier et Maître-Minuit (Zulma) pour le second, racontent tous deux le système corrompu, inégalitaire et destructeur en place en Haïti. A l’heure où le pays s’embrase, nous les avons réunis pour une interview croisée.
Pourquoi Haïti ne parvient-il pas à sortir de la tragédie ?
Gary Victor : C’est un système d’apartheid qui sévit en Haïti, et cela date d’avant l’indépendance. Aujourd’hui, moins de 10 % de la population détient plus de 80 % des richesses nationales ; le système éducatif, à plusieurs vitesses, favorise les riches, la classe moyenne se saigne pour payer l’école de ses enfants. Ceux qui détruisent le pays, c’est une dizaine de familles alliées à une faune hétéroclite composée de contrebandiers et autres trafiquants de drogue, comme au temps de la colonie où il y avait les colons et les commandeurs. Ce groupe social a récupéré la colonie française. Ajoutez à cela que le pays est sous la coupe des Etats-Unis. La plupart des hommes politiques et le président de la République lui-même ne sont que des marionnettes.
Makenzy Orcel : La crise en Haïti est profonde. Au lendemain de l’indépendance, en 1804, on a raté la possibilité de créer un vrai Etat indépendant. La dette de l’indépendance réglée en francs or à la France, l’ingérence internationale dans les affaires intimes du pays, l’occupation américaine qui a créé la république de Port-au-Prince (environ 3 millions d’habitants), la dictature duvaliériste (certains barons sont toujours là, ils financent généreusement l’ignorance et l’oubli, ça leur permet de vivre peinards dans le pays qu’ils ont torturé, assassiné pendant trois décennies, et même plus), les coups d’Etat sanglants à la queue leu leu, les élections truquées, ajustées selon les vœux de cette déveine cordée, ce morpion qu’on appelle «la Communauté internationale» qui s’immisce sous des formes diverses et variées mais absurdes : ONG, missions stabilisatrices, de maintien de la paix, etc. Aujourd’hui, ce pays (pas l’un des plus pauvres, mais des plus appauvris, pillés) n’en peut plus, il crève sous les yeux indifférents du monde entier. Sa survie et son épanouissement ne font pas partie du programme des puissants nationaux et internationaux. Tant qu’on ne laisse pas les Haïtiens décider de leur propre bonheur (ou de leur propre malheur, en tirer des leçons, et continuer) tous seuls, la terrible nuit sociopolitique (systémique) haïtienne aura encore de beaux jours devant elle.
Pourquoi ce pays apparaît-il comme ingouvernable ?
G.V. : L’Occident a toujours considéré Haïti comme un «Etat noir». Sauf que les Créoles et les affranchis qui ont récupéré la colonie française après l’indépendance ne se considèrent pas comme noirs. A l’intérieur du pays, cette petite classe de Créoles et d’affranchis a intériorisé le racisme des colons blancs. Ce sont eux qui ont toujours tenu les rênes. La couleur de la peau s’est greffée sur la question des classes sociales. Mais on est gêné d’en parler. Quand on visite Haïti, on voit tout de suite les disparités, elles sont énormes : ces bidonvilles, ces quartiers populaires qui n’ont accès ni à l’eau, ni à l’électricité, ni aux écoles… Haïti est l’exemple parfait d’un pays non gouverné.
M.O. : La légitimité d’un pouvoir se mesure à la confiance que lui accorde le peuple. Moi, quand j’entends dire que les grandes familles soutiennent le pays, cela me choque ! Elles l’enfoncent. Ceux qui se révoltent depuis plusieurs mois, ce sont les jeunes, les plus pauvres. Pour la première fois dans l’histoire de ce pays, le peuple a réussi à matérialiser le mot «corruption». Quand l’affaire Pétrocaribe a éclaté en 2018 [un mégascandale politico-économique impliquant quatre présidents et six gouvernements haïtiens, ndlr], tout le monde s’est rendu compte que, depuis toutes ces années, l’élite du pays puisait dans les caisses. Il y a des Haïtiens en Haïti qui n’ont pas de papiers, pas d’identité. Car, là où ils vivent, les services d’état civil n’existent pas. Donc comment développer par soi-même un sentiment d’appartenance à ce pays ? C’est un Etat qui ne sait pas que tu es là, que tu existes. Il faudrait peut-être commencer par là. Que l’Etat dise à ces gens-là : «On sait que vous êtes là.» Comment créer un «nous» collectif ? Du coup, on se retrouve avec cette dizaine de familles qui décident de tout. Le reste du pays est une fiction. Le pays est bloqué. Le peuple se rend compte que ce n’est plus possible.
Y a-t-il dans l’opposition une alternative crédible au Président ?
G.V. : La question ne se pose pas dans ces termes. On a un président incapable qui défend un système où la corruption est la règle. On tue. On assassine pour que ce système d’apartheid continue. La société doit s’organiser pour proposer autre chose. Mais comme les Etats-Unis le soutiennent, le Président reste. Il y a aussi les petits bien-pensants qui soutiennent ce système.
C’est qui, ces «bien-pensants» ?
G.V. : Une petite classe moyenne. Ils ont un petit travail, une petite voiture, ils peuvent parfois se rendre à Miami. Ce sont des petites gens qui craignent de perdre leur faux petit confort. Ils ont un petit bien-être illusoire. C’est ce petit policier, qui habite sans doute un quartier populaire, qui n’a accès à aucun service, qui dit au président de la République «le peuple est contre nous, on va tout faire pour vous aider, monsieur le Président». Mais se souvient-il d’où il vient ? Il est plus dangereux que le bourgeois car il ne veut pas perdre sa petite situation. Et le bourgeois, en plus, tu peux le raisonner.
Gary Victor, vous êtes écrivain mais aussi impliqué dans le processus politique en cours…
Oui, comme tous les citoyens qui en ont assez de cette situation. On veut un pays normal. On veut un Etat qui offre sa chance à tous les citoyens. On ne veut plus d’un pays où des ayants droit disposent de tout alors que la grande masse de la population n’a pas accès aux services auxquels elle a droit. Je fais partie d’une première commission que l’opposition radicale avait mise sur pied pour faciliter la transition. Mais ensuite les différentes branches de l’opposition se sont regroupées pour discuter à Port-au-Prince et elles ont mis sur pied une autre commission avec les mêmes mandats. Donc on ne sait plus très bien où on en est.
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Vous êtes tentés par la politique ?
G.V. : Pas trop. Mais c’est mon pays. Il faut apporter sa contribution.
M.O. : On devrait s’intéresser davantage à la politique, surtout dans un pays fragile, fragilisé comme Haïti où les bourreaux d’hier sont les donneurs de leçons aujourd’hui, où les incompétents sont à la tête d’importantes institutions, où un sénateur déclare ouvertement que dans un pays sérieux jamais il n’occuperait ce poste et qu’il n’est pas le seul… La politique a longtemps été considérée comme un domaine sale en Haïti, réservé aux menteurs, aux crapules, ceux qui sont prêts à tout pour garder leur place, et l’arène des mecs. Je pense qu’il faut s’impliquer davantage, mieux choisir et être sévère avec celles et ceux qui nous représentent, décident de notre présent et de notre avenir… En ce qui me concerne, je suis écrivain, je veux le rester, c’est comme ça, mais bien sûr, si un jour on fait appel à moi pour discuter, donner mon avis, pourquoi pas ? Mes livres sont mes contributions, un grain de sable sur la plage, certes, mais c’est déjà ça. D’autres apportent, apporteront autre chose.
Depuis le tremblement de terre, les bâtiments ont été reconstruits ?
G.V. : Oui, il y a eu des reconstructions, d’édifices publics notamment. Mais on n’a pas tiré les leçons du tremblement de terre. L’Etat ne supervise rien, et les gens, surtout ceux qui n’ont pas de grands moyens, construisent n’importe comment.
Et l’élite économique, quel rôle joue-t-elle ?
G.V. : Il n’y a pas d’Etat, alors des hommes d’affaires peu scrupuleux en profitent. Souvent, on m’accuse de ne pas critiquer assez les hommes d’affaires, mais le premier responsable de la situation difficile du pays, c’est ce pouvoir politique corrompu, incompétent et aux ordres ! Il faut un gouvernement pour faire respecter les lois. Il faut une bonne gouvernance pour qu’une société puisse avancer.
M.O. : C’est une élite qui méprise la culture nationale, n’investit pas dans la jeunesse haïtienne, exploite les plus pauvres, place son argent (gagné ou volé en Haïti) dans des banques étrangères, c’est pervers. Le système tout entier est pourri, il faut tout refaire, changer de paradigmes, construire la confiance… Le discours politique qui se limite à rechercher l’approbation des masses, en laissant de côté toute démarche de construction de l’être et de l’espace social vital, est condamné à être dangereux… On (les plus défavorisés surtout) se sent tellement impuissants, tellement seuls devant cette quantité de problèmes.
Les fonctionnaires sont-ils payés en ce moment ?
G.V. : Difficilement. On privilégie les policiers. On donne de l’argent aux gangs qui sont les appuis de ce gouvernement soutenu par les Etats-Unis d’Amérique.
La diaspora, dont vous faites partie, Makenzy, peut-elle jouer un rôle ?
M.O. : Je suis parti très tard d’Haïti, après la publication de mon troisième recueil de poèmes et de mon premier roman, en 2010, j’étais déjà un vieux jeune avec une histoire, une mémoire douloureuse à assumer. J’ai grandi avec la soif de voir le monde (ma mère aussi, Marie Elitha Démosthène Laguerre, mais elle n’a pas eu cette chance, partie trop tôt), de voyager en dehors de mes lectures des grands classiques. Ça peut être très enfermant, une île, et Haïti l’a été pour moi. Aujourd’hui, je vis à la fois sur les routes et dans mon pied-à-terre ferme à Neuilly-sur-Marne, c’est mieux comme ça. Je pense que je ne vais pas bouger de la France. J’ai un fils de 2 ans, Nyl, il a besoin de moi. Mais Haïti est là, elle sera toujours là. J’ai écrit Maître-Minuit à Paris dans un petit appartement dans le XXe, et ça raconte 60 ans d’histoire d’Haïti.
G.V. : Dans la nouvelle génération, Makenzy est l’un des écrivains les plus authentiques. Il sort ses tripes. Ce qu’il écrit, c’est lui. Et c’est à ça qu’on reconnaît un grand écrivain. La littérature ne peut pas changer les choses, mais elle peut aider à les changer en permettant de mieux comprendre la réalité, en revisitant des mémoires trafiquées, en prenant à revers les manipulations de toutes sortes. En ce sens, oui, la littérature a beaucoup de poids dans la balance.
https://www.liberation.fr/debats/2019/12/12/gary-victor-et-makenzy-orcel-la-terrible-nuit-haitienne-a-encore-de-beaux-jours-devant-elle_1768888