Alors que des émeutes ravageaient la capitale Port-au-Prince il y a deux semaines, un petit groupe d’artistes et d’artisans de la côte sud d’Haïti ont décidé de manifester eux aussi pour demander que le carnaval de Jacmel soit maintenu malgré les problèmes du pays. La Presse a assisté à une répétition de la fanfare Dolphin’s Band, dont certains membres ont participé à cette manifestation unique lors des derniers préparatifs de l’événement annuel qui a lieu aujourd’hui.
Étienne Côté-Paluck  Collaboration spéciale

JACMEL — 

Plus que quelques jours avant la grande fête. Les musiciens rassemblés répètent une nouvelle pièce, Banm zèl (Donne-moi des ailes), composée précisément pour cette nouvelle édition du carnaval qui débutera aujourd’hui. Au balcon d’un appartement qui surplombe le terrain où se déroule la répétition, les mouvements de danse saccadés d’un homme qui se brosse les dents torse nu se profilent. « Les fanfares sont l’âme d’Haïti », dit Wesly Tibab, l’un des cofondateurs et le plus vieux membre du groupe.
Mais cette année, les entreprises qui commanditent les musiciens qui défilent dans la rue principale de la ville se sont presque toutes retirées en raison des émeutes des dernières semaines. Il ne reste que l’argent de la mairie qui offre certaines bourses après le défilé. « On a investi toutes nos économies dans la préparation du carnaval », raconte Wesly Tibab.
Sur le béton, des instruments à vent coniques en métal, des « cornets », sont disposés en cercle. En plus des percussionnistes, la fanfare est composée de sept « cornettistes », chacun affecté à une note précise de la gamme. Wesly Tibab est responsable du fa, sur toutes les octaves.
Derrière nous, le nouveau Centre de convention et la promenade en bord de mer de Jacmel, tous les deux inaugurés en 2014, sont en partie éclairés par des lampadaires solaires. Ce sont les deux grands chantiers touristiques des dernières années dans la ville. Ils ont été achevés avec l’argent du fonds PetroCaribe qui devait aussi financer l’agrandissement de l’aéroport, annoncé en grande pompe au début de la décennie. La mauvaise gestion de ce fonds de près de 4 milliards de dollars américains est au centre d’un mouvement citoyen anticorruption depuis quelques mois.
la tradition des « bands à pied »
La cadence effrénée de l’orchestre continue de se propager dans le quartier. Cette musique a d’ailleurs des liens autant avec la musique électronique haïtienne, populaire dans les clubs du pays, qu’avec la spiritualité et la culture vaudoue
Esperancia, 10 ans, passe la porte ouverte du terrain de sport extérieur où la répétition se déroule. « J’aime les fanfares parce que j’aime leur musique. J’aime les tambours, j’aime tout », dit-elle en rigolant. Elle passait par là avec sa mère après une promenade sur le nouveau bord de mer de la ville, très populaire auprès des familles. « Une fois, je suis même sortie avec le Dolphin’s Band », raconte-t-elle, en sautillant sur la musique.
La tradition veut que les deux mois précédant le carnaval, les fanfares prennent les rues chaque dimanche après-midi. Ces « bands à pied » sont souvent suivis par des centaines, parfois des milliers de personnes qui dansent.
« Quand tu fais une chanson de carnaval qui concerne l’actualité, elle se retrouve autant dans les manifs que dans le carnaval », explique Gilbert « Zoul » Trazil, l’un des cinq coordonnateurs du groupe avec Wesly Tibab.

Aussi, plusieurs membres de « bands à pied » sont connus pour animer les foules dans certaines manifestations. Les causes à défendre et les injustices sont nombreuses dans ce pays dont l’économie stagne depuis le terrible séisme du 12 janvier 2010. C’est aussi un gagne-pain, puisque les organisateurs politiques ou syndicaux qui mettent parfois sur pied des manifestations engagent souvent des musiciens de fanfare.
« Regardez les chats dans notre pays, chat-chat “mi-mi-miauw”, regardez les voleurs dans le carnaval », raconte la chanson du Dolphin’s Band cette année, en référence à l’expression créole « plus voleur qu’un chat ». 
Plus loin dans la même pièce, le groupe revient sur la mauvaise gestion du fonds PetroCaribe. « L’argent du pétro était là, mais les enfants du pays l’ont gaspillé », ironisent-ils à propos des responsables de ce fonds.
Alors que Port-au-Prince a annulé cette année la tenue de son carnaval, Gilbert Trazil croit que l’annulation de celui de Jacmel ferait trop de tort à l’économie locale. 
« Il ne faut pas oublier que Jacmel, c’est la ville du carnaval. Il y a des gens pour qui c’est leur seul moment plaisant pour se défouler et se déstresser dans l’année. Pour d’autres comme les artistes ou les marchands, c’est une source de revenus importante. »
— Gilbert Trazil, de la fanfare Dolphin’s Band
Même si la ville, réputée pour sa scène artistique bouillonnante, a retrouvé un semblant de calme cette semaine, peu de touristes étrangers sont attendus pour admirer les gigantesques masques de papier mâché qui vont défiler aujourd’hui. Les artisans commencent généralement la préparation de leurs œuvres de trois à six mois à l’avance.
« Le pays est dans un état déplorable, ajoute Wesly Tibab pour expliquer la grogne populaire des derniers mois. Les prix montent sans qu’on sache quand ça va s’arrêter. Les Haïtiens souffrent. On n’a pas d’argent. Mais, pour nous, c’est le carnaval qui nous permet de vivre. »
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